Le témoignage d’Adèle Haenel sur Médiapart a frappé les esprits. Son empreinte sur la mémoire collective paraît déjà indélébile et entrer définitivement dans l’Histoire. Ces moments présents qui échappent à la fugacité de l’instant en questionnant si profondément notre passé qu’ils semblent gouverner l’avenir, sont rares.
Il y a ces yeux exorbités à la pupille dilatée qui ont vu l’innommable et nous transpercent de leur flamme gris vert. Il y a les mots qui fusent en rafales et nous criblent comme des balles. Il y a une femme qui nous impose sa beauté écrasante pour mieux crier que, justement, cette beauté est hors sujet et la vérité, ailleurs qu’en surface. Il y a tout un corps dont chaque convulsion emprunte avec évidence la voix brûlante de la vérité.
Voyons cette vérité dont la forme aurait les traits de la beauté. Adèle Haenel n’accuse pas un monstre dont elle aurait été la proie. Christophe Ruggia, Roman Polanski ne sont pas monstrueux en dehors de notre propre monstruosité laquelle consiste à refuser de les considérer, avec des yeux écarquillés par l’incrédulité, comme les résultats de notre propre responsabilité. Le père d’Adèle Haenel n’a-t-il pas renoncé de son propre chef à dénoncer le crime commis sur sa propre fille ? Adèle Haenel met en cause la responsabilité de tous dans l’instauration d’un ordre inéquitable entre les sexes dont la femme est plus souvent que l’homme la victime . Le système judiciaire n’échappe pas à cette remise en cause car il concoure à cet ordre. Discrédité, illégitime, il ne peut plus remplir sa fonction sauf à être au préalable réformé. Le juge ne peux dire de sentence lorsqu’elle s’applique indirectement aussi à sa propre personne. Une institution malade, condamnée à diffuser sa propre contagion, n’a plus de pouvoir de guérison. Punir n’est plus qu’une illusion garante du statu quo. La dénonciation portée par Adèle Haenel atteint les principes fondateurs de la démocratie, dont cette trop fameuse égalité constitutionnelle de tous devant la loi, désignée comme la mystification originelle. Homme politique, tu sers une république boiteuse (j’ajouterais : dont tu es le dernier à tirer des avantages grâce aux privilèges du pouvoir qu’elle t’octroie par délégation suite à la mascarade du vote dit citoyen) : cela doit cesser, nous dit Adèle Haenel.
Elle en appelle au réveil des consciences individuelles anesthésiées par le chant du libéralisme où le refrain de l’intérêt individuel ressassé sans fin s’entrecoupe des couplets du consommer toujours plus. Pourtant, ses yeux plantés dans les nôtres, Adèle Haenel nous assène que je ne peux vouloir ma liberté que si, conjointement, je souhaite la liberté de tous. La liberté individuelle n’a de sens qu’assortie de conscience morale, c’est à dire d’une composante éminemment collective qui revendique l’égalité de tous. Sinon, la liberté n’est qu’une capacité de contraindre proportionnelle aux ressources de chacun et donc soumise aux inégalités sociales qui voient le riche écraser le pauvre. Cette posture profondément sartrienne lui donne soudain cette place naguère occupée par la figure de l’intellectuel engagé lequel a déserté durablement l’espace médiatique.
A l’heure de la dissolution du lien social dans le chacun pour soi, de la disparition de la solidarité morale fondée sur le partage de valeurs communes, de la promotion de l’image de soi par la pathologie du selfie narcissique comme acte existentiel fondateur, tâchons de méditer cette leçon de courage, de discernement, d’engagement citoyen et de responsabilité.
Bien au-delà d’une prise de position uniquement féministe, personne depuis longtemps n’avait montré autant de considération humaniste envers autrui et une telle hauteur de vue politique face à un monde abandonné à un sort d’objet dévoré par les intérêts économiques individualistes mais déserté par une pensée politique soucieuse du profit du plus grand nombre.
Qu’Adèle Haenel n’en finisse pas d’éclairer notre bien médiocre obscurité.