Ronde de géants (A bitter sweet life, Kim Jee Woon, 2005)


Sur le chemin tracé par le cinéma, l’identité n’a pas à montrer sa carte, la peau n’a pas de couleur, le voyage, pas de passeport, la nationalité est sans pays et le langage cosmopolite. Car ce chemin est sans frontière. Ce soir, j’y ai croisé Kim Jee-woon (« A bittersweet life ») qui, me semble-t-il, donnait la main à Leone, Tarantino, Par Chan wook, peut-être bien Scorsese et probablement à beaucoup d’autres fugitivement aperçus ou inconnus… Le long de ce chemin, les fleurs cueillies ont formé un curieux bouquet contrasté mais pourtant harmonieux, où les parfums très violents ne masquaient pas les senteurs plus dérisoires ou délicates, ni les effluves plus profondes et enivrantes. La ronde de géants, elle, ouverte à la civilisation, hors du temps et de l’espace, offraient des visages muets où se lisait une même soif de liberté.

Profession supporter (Profession reporter, Michelangelo Antonioni, 1975)

affiche_professionreporterAh la la… Quelle souffrance et quel paradoxe de faire des mots sur une œuvre d’art qui invente son propre langage. Quelle nécessité pourtant aussi ! Pour partager une expérience intime qui semble retentir d’échos universels… J’étais enfant et « Profession : reporter » est entré dans ma vie à la manière d’un adulte dont on ne comprend pas tout, mais dont on saisit la grandeur inoubliable. Oeuvre d’art, mon amie, tu es cet aliment sensuel de l’entendement. Etre humain, mon semblable, partages-tu cette solitude d’une conscience libre ? Je suis adulte et « Profession : reporter » vient à nouveau de croiser ma route. Le choc est le même. On reste toujours l’enfant de quelqu’un ? Bien sûr, les mots aujourd’hui sont plus distincts : L’infini de l’instant… L’impossible partage… La fatalité d’être soi-même… La quête de dépassement… La répétition stérile de l’habitude… Le désir irrépressible d’altérité… La gravité surhumaine du vivre ensemble… L’illusoire fusion amoureuse… La mortelle destinée… La raison aveugle… Mais l’alphabet s’épuise et laisse alors, nichée tout au fond de moi, une vibration orpheline de mot. Puissiez-vous la ressentir… en voyant « Profession : reporter ».

Psycholand (Shutter Island, Martin Scorsese, 2010)

affiche_shuttlerislandCe film de M. Scorsese est à ranger dans la catégorie « film à procédé » : tel « 6ème sens » (Shyamalan), un « twist » final est censé provoquer des imparables « wouhaou » et autres « nonnn ! » (à chacun sa faculté d’étonnement…). Contenu et forme d’un tel film doivent inévitablement participer à creuser un besogneux mais invisible sillon vers le fatal retournement. « Objectivement » limité, le « film à procédé » est donc peu susceptible de profiter aussi facilement qu’un film de facture « classique » du répertoire infini des inventions cinématographiques. Pourquoi alors s’emprisonner dans un tel choix quand on est M. Scorsese ? Sans doute en comptant sur un talent incontesté pour s’en affranchir (non, pas d’allusion facile). Par exemple en empruntant conjointement de multiples pistes scénaristiques : « Thriller » avec enquête policière, scènes d’action au décor insulaire singulier, horreur choc ou sanguinolente, drame familial traumatique, évènements historiques à l’écho universel… Malheureusement, le « film à procédé » ne semble pas soluble dans la richesse scénaristique. Sa « pauvreté » est persistante et par contraste, devient au contraire aveuglante.

Par ailleurs enrobée d’hypertrophies formelles (flash-back appuyés, musique omniprésente, ralentis…) cette pauvreté dans « Shutter Island » est renforcée par une intrigue réduite à un contenu saturé de psychopathologie. Ainsi, le film s’apparente rapidement à une sorte de documentaire sans grand intérêt sur la folie car entremêlant sans distinction images réelles et hallucinations. Cette pauvreté est encore aggravée par la vacuité de la fin qui donne curieusement tort au « héros » et claironne une bien douteuse idéologie. La folie de l’individu est en effet montrée plus forte que la capacité de persécution d’une institution alors que des images ont pourtant rappelé les ravages du nazisme… Pessimisme ? Nihilisme ?.. Voilà un film obèse sur la forme, et sur le fond, bien triste et pauvre sur la condition humaine…